Rédemption et déification
« 'Dieu s'est fait homme, afin que l'homme puisse devenir dieu'. Ces paroles puissantes que nous trouvons pour la première fois chez saint Irénée reviennent sous la plume de saint Athanase, de saint Grégoire de Naziance, de saint Grégoire de Nysse. Les Pères et les théologiens orthodoxes les répètereront de siècle en siècle, avec la même insistance, voulant exprimer, dans cette phrase lapidaire, l'essence même du christianisme : une descente ineffable de Dieu, jusqu'aux dernières limites de notre déchéance humaine, jusqu'à la mort – descente de Dieu qui ouvre aux hommes une voie d'ascension, les horizons illimités de l'union des êtres créés avec la Divinité.
La voie descendante katabasis de la Personne divine du Christ rend possible aux personnes humaines une voie ascendante, notre anabasis dans l'Esprit Saint. Il a fallu que l'humiliation volontaire, la kénose rédemptrice du Fils de Dieu ait lieu, afin que les hommes déchus puissent accomplir leur vocation, celle de la déification théosis de l'être créé par la grâce incréée. Ainsi l'oeuvre rédemptrice du Christ – ou plutôt, d'une manière plus générale, l'incarnation du Verbe, semble mise ici en rapport direct avec la fin dernière proposée aux créatures, à savoir l'union avec Dieu. Si cette union est réalisée dans la Personne divine du Fils, Dieu devenu homme, il faut qu'elle soit réalisée dans chaque personne humaine, il faut que chacun de nous, à son tour, devienne dieu par la grâce ou 'participant de la nature divine' selon l'expression de saint Pierre (II Pi. 1, 4).
Puisque l'Incarnation du Verbe se trouve si étroitement liée avec notre déification finale dans la pensée des Pères, on pourrait se demander si elle aurait eu lieu dans le cas où Adam n'aurait pas péché. Cette question, que l'on a posée quelquefois, nous paraît oiseuse, irréelle. En effet, nous ne connaissons d'autre condition humaine que celle qui a suivi le péché originel, condition dans laquelle notre déification – l'accomplissement du plan divin – devient impossible sans l'Incarnation du Fils qui revêt nécessairement un caractère de rédemption. Le Fils de Dieu est descendu des cieux pour accomplir l'oeuvre de notre salut, pour nous libérer de la captivité du démon, pour détruire la domination du péché dans notre nature, pour terrasser la mort, tribut du péché. La Passion, la mort et la Résurrection du Christ, par lesquelles s'accomplit Son œuvre rédemptrice, occupent donc une place centrale dans l'économie divine envers le monde déchu […] ».
Vladimir Lossky (1903-1958) A l'image et à la ressemblance de Dieu (Aubier Montaigne Paris 1967, 227 pages) Ces textes sont extraits des pages 95-96.
« 'Dieu s'est fait homme, afin que l'homme puisse devenir dieu'. Ces paroles puissantes que nous trouvons pour la première fois chez saint Irénée reviennent sous la plume de saint Athanase, de saint Grégoire de Naziance, de saint Grégoire de Nysse. Les Pères et les théologiens orthodoxes les répètereront de siècle en siècle, avec la même insistance, voulant exprimer, dans cette phrase lapidaire, l'essence même du christianisme : une descente ineffable de Dieu, jusqu'aux dernières limites de notre déchéance humaine, jusqu'à la mort – descente de Dieu qui ouvre aux hommes une voie d'ascension, les horizons illimités de l'union des êtres créés avec la Divinité.
La voie descendante katabasis de la Personne divine du Christ rend possible aux personnes humaines une voie ascendante, notre anabasis dans l'Esprit Saint. Il a fallu que l'humiliation volontaire, la kénose rédemptrice du Fils de Dieu ait lieu, afin que les hommes déchus puissent accomplir leur vocation, celle de la déification théosis de l'être créé par la grâce incréée. Ainsi l'oeuvre rédemptrice du Christ – ou plutôt, d'une manière plus générale, l'incarnation du Verbe, semble mise ici en rapport direct avec la fin dernière proposée aux créatures, à savoir l'union avec Dieu. Si cette union est réalisée dans la Personne divine du Fils, Dieu devenu homme, il faut qu'elle soit réalisée dans chaque personne humaine, il faut que chacun de nous, à son tour, devienne dieu par la grâce ou 'participant de la nature divine' selon l'expression de saint Pierre (II Pi. 1, 4).
Puisque l'Incarnation du Verbe se trouve si étroitement liée avec notre déification finale dans la pensée des Pères, on pourrait se demander si elle aurait eu lieu dans le cas où Adam n'aurait pas péché. Cette question, que l'on a posée quelquefois, nous paraît oiseuse, irréelle. En effet, nous ne connaissons d'autre condition humaine que celle qui a suivi le péché originel, condition dans laquelle notre déification – l'accomplissement du plan divin – devient impossible sans l'Incarnation du Fils qui revêt nécessairement un caractère de rédemption. Le Fils de Dieu est descendu des cieux pour accomplir l'oeuvre de notre salut, pour nous libérer de la captivité du démon, pour détruire la domination du péché dans notre nature, pour terrasser la mort, tribut du péché. La Passion, la mort et la Résurrection du Christ, par lesquelles s'accomplit Son œuvre rédemptrice, occupent donc une place centrale dans l'économie divine envers le monde déchu […] ».
Vladimir Lossky (1903-1958) A l'image et à la ressemblance de Dieu (Aubier Montaigne Paris 1967, 227 pages) Ces textes sont extraits des pages 95-96.
« Par la mort Il a vaincu la mort »
« 'Dieu s'est fait homme, pour que l'homme puisse devenir dieu'. Ces paroles puissantes que les Pères n'ont cessé de répéter depuis saint Irénée, situent l'oeuvre rédemptrice du Christ dans l'unité de « l'économie » divine. Dieu a créé l'homme pour le faire participer à la vie divine. Il l'a créé « à son image », c'est-à-dire comme un être personnel, un être libre dont les Pères soulignent l'autexousia, la capacité -non pas surajoutée mais constitutive- de se déterminer du dedans. L'homme est appelé à s'unir librement à Dieu et, par là même, à communiquer la vie divine à sa nature et à l'univers dont il constitue l'hypostase (c'est-à-dire qu'il dépasse et englobe dans son existence personnelle).
La nature anthropo-cosmique est donc créée comme un dynamisme d'assimilation à la Gloire divine, elle n'existe que par et pour la grâce : grâce incréé synonyme de la diffusion de la doxa, rayonnement de l'essence divine. « Le coeur humain, dit Nicolas Cabasilas, a été créé comme un immense écrin, assez vaste pour contenir Dieu même. » L'homme-image en se tournant librement vers Dieu doit rendre sa nature ressemblante. Mais l'amour ne contraint pas. Dieu en créant un sujet libre, court un risque et limite volontairement sa toute-puissance. L'homme, mis à l'épreuve -la peira nécessaire à la prise de conscience de l'amour- se détourne du Créateur pour « s'idolâtrer lui-même » (saint André de Crète). Se détachant du Vivant, il provoque une véritable catastrophe cosmique, l'apparition d'un nouveau mode existentiel, celui de la mort.
La mort corrompt désormais la création toute bonne, l'univers est livré par l'homme au vertige d'anéantissement des anges déchus. Le mal apparaît ainsi comme un état de séparation provoqué par la liberté des êtres personnels, comme un refus de l'amour divin et une perversion narcissique de l'amour créé […] La mort toutefois peut aussi amener l'homme à la repentance… « Dieu est amour », Il est le Philanthrope, répètent sans cesse les Pères et la Liturgie. S'il écarte l'homme de l'arbre de vie après sa désobéissance, ce n'est pas par vengeance ou jalousie, souligne déjà saint Irénée, mais amour : car l'homme, éternisé dans son état de séparation, serait plongé dans un enfer irrémédiable […]
Puisque l'homme ne peut s'élever pleinement vers Dieu, c'est Dieu qui descendra vers l'homme, se fera homme, afin de reprendre par l'intérieur sa création, afin de la re-créer, de transformer ses prémices en « corps de Dieu » (saint Grégoire Palamas) auquel l'homme pourra communier pour recouvrer la vie divine et travailler à la transfiguration ultime de l'univers. Mais il fallait que la liberté humaine rouvrît à Dieu la porte de la création qu'elle lui avait fermé. Il fallait qu'une femme au nom de l'humanité entière, permît à Dieu de s'incarner. C'est pourquoi toute la « pédagogie » divine, toute l'histoire de l'Ancien Testament, les élections, la Loi, les bénédictions, préparent le fiat de Marie […]
Comme l'a fortement souligné Maxime le Confesseur, il s'agit de la réalisation de l'éternel projet d'amour du Créateur ; l'union plénière de la divinité et de l'humanité, de l'incréé et du crée. Seulement, à cause du péché et de la chute, la déification a exigé un rachat, un douloureux sauvetage : Dieu pour retrouver l'humanité, « brebis perdue » loin de la « sainte centaine » des anges fidèles, a dû descendre jusque dans la mort, jusque dans l'enfer, et c'est seulement par la Croix sanglante qu'il a pu renverser définitivement le « mur de séparation ». Fondamentalement l'Orthodoxie conçoit l'oeuvre rédemptrice du Christ comme le triomphe de la vie. La croix « met à mort notre meurtrier », met à mort notre mortalité. Par l'union du vrai Dieu et du vrai homme, la vie divine jaillit dans l'humanité […] Par son abaissement, sa passion, sa mort sur la Croix, sa descente aux enfers, le Christ laisse entrer en lui toute la détresse du monde déchu, tout l'enfer de la condition humaine asservie au mensonge et à la haine […] Mais alors la détresse, la séparation, l'enfer et la mort sont anéantis par Celui en qui ils ne peuvent avoir de place ; l'abîme ouvert par la liberté humaine fourvoyée se volatilise comme une dérisoire goutte de haine dans l'abîme d'amour de la divinité […]
L' oeuvre du Christ se présente par conséquent comme une véritable re-création ; car la nouvelle création n'est autre que son Corps glorieux … « Dans le Christ habite corporellement la plénitude de la divinité » (Col. II, 9). Triomphant de l'espace extraposé et séparateur, le corps qui traverse en la laissant intacte la chair de la Vierge est le même qui, après la Résurrection, surgira parmi les disciples toutes portes closes. Mais cette humanité déifiée, paradisiaque, doit laisser s'inscrire en elle toutes les situations de notre déchéance, afin de les transformer en autant de voies vers la plénitude […]
Après l'Ascension, le corps glorifié du Seigneur, ce corps tissé de notre chair et de toute la chair de la terre, se trouve présent au sein même de la Trinité. Après la Pentecôte, ce Corps glorieux qui est déjà le nouveau ciel et la nouvelle terre, vient à nous dans les « mystères de l' Eglise », dans l’Église comme mystère ; le Saint Esprit le manifeste au sein de l'assemblée eucharistique, et, nous intégrant à ce « corps de Dieu », « élève notre communauté dans les cieux » (saint Grégoire Palamas). L’Église-eucharistie est donc la manifestation voilée du Corps glorieux, lui-même baigné dans la lumière du monde à venir. L'univers en Christ est déjà transfiguré. Mais cette transfiguration, par respect pour notre liberté, reste secrète.
L'état du cosmos dépend de l'état de l'humanité, de la relation de chaque homme avec Dieu et avec ses frères. En Christ, homme parfait, et dans la vie mystérique de l’Église par laquelle le Christ ne cesse d'être avec nous jusqu'à la fin du monde, l'univers redevient miracle et louange. Mais dans la mesure où les hommes – et d'abord les chrétiens – restent opaques à « l'éclat du Corps adoré », ils figent l'univers dans une opacité qui n'est que le reflet de la leur. »
Olivier Clément (1921-2009) L' Eglise Orthodoxe (PUF Paris 2002, 7ème édition, 127 pages) Choix de textes extraits des pages 34 à 38 de l'ouvrage.
« 'Dieu s'est fait homme, pour que l'homme puisse devenir dieu'. Ces paroles puissantes que les Pères n'ont cessé de répéter depuis saint Irénée, situent l'oeuvre rédemptrice du Christ dans l'unité de « l'économie » divine. Dieu a créé l'homme pour le faire participer à la vie divine. Il l'a créé « à son image », c'est-à-dire comme un être personnel, un être libre dont les Pères soulignent l'autexousia, la capacité -non pas surajoutée mais constitutive- de se déterminer du dedans. L'homme est appelé à s'unir librement à Dieu et, par là même, à communiquer la vie divine à sa nature et à l'univers dont il constitue l'hypostase (c'est-à-dire qu'il dépasse et englobe dans son existence personnelle).
La nature anthropo-cosmique est donc créée comme un dynamisme d'assimilation à la Gloire divine, elle n'existe que par et pour la grâce : grâce incréé synonyme de la diffusion de la doxa, rayonnement de l'essence divine. « Le coeur humain, dit Nicolas Cabasilas, a été créé comme un immense écrin, assez vaste pour contenir Dieu même. » L'homme-image en se tournant librement vers Dieu doit rendre sa nature ressemblante. Mais l'amour ne contraint pas. Dieu en créant un sujet libre, court un risque et limite volontairement sa toute-puissance. L'homme, mis à l'épreuve -la peira nécessaire à la prise de conscience de l'amour- se détourne du Créateur pour « s'idolâtrer lui-même » (saint André de Crète). Se détachant du Vivant, il provoque une véritable catastrophe cosmique, l'apparition d'un nouveau mode existentiel, celui de la mort.
La mort corrompt désormais la création toute bonne, l'univers est livré par l'homme au vertige d'anéantissement des anges déchus. Le mal apparaît ainsi comme un état de séparation provoqué par la liberté des êtres personnels, comme un refus de l'amour divin et une perversion narcissique de l'amour créé […] La mort toutefois peut aussi amener l'homme à la repentance… « Dieu est amour », Il est le Philanthrope, répètent sans cesse les Pères et la Liturgie. S'il écarte l'homme de l'arbre de vie après sa désobéissance, ce n'est pas par vengeance ou jalousie, souligne déjà saint Irénée, mais amour : car l'homme, éternisé dans son état de séparation, serait plongé dans un enfer irrémédiable […]
Puisque l'homme ne peut s'élever pleinement vers Dieu, c'est Dieu qui descendra vers l'homme, se fera homme, afin de reprendre par l'intérieur sa création, afin de la re-créer, de transformer ses prémices en « corps de Dieu » (saint Grégoire Palamas) auquel l'homme pourra communier pour recouvrer la vie divine et travailler à la transfiguration ultime de l'univers. Mais il fallait que la liberté humaine rouvrît à Dieu la porte de la création qu'elle lui avait fermé. Il fallait qu'une femme au nom de l'humanité entière, permît à Dieu de s'incarner. C'est pourquoi toute la « pédagogie » divine, toute l'histoire de l'Ancien Testament, les élections, la Loi, les bénédictions, préparent le fiat de Marie […]
Comme l'a fortement souligné Maxime le Confesseur, il s'agit de la réalisation de l'éternel projet d'amour du Créateur ; l'union plénière de la divinité et de l'humanité, de l'incréé et du crée. Seulement, à cause du péché et de la chute, la déification a exigé un rachat, un douloureux sauvetage : Dieu pour retrouver l'humanité, « brebis perdue » loin de la « sainte centaine » des anges fidèles, a dû descendre jusque dans la mort, jusque dans l'enfer, et c'est seulement par la Croix sanglante qu'il a pu renverser définitivement le « mur de séparation ». Fondamentalement l'Orthodoxie conçoit l'oeuvre rédemptrice du Christ comme le triomphe de la vie. La croix « met à mort notre meurtrier », met à mort notre mortalité. Par l'union du vrai Dieu et du vrai homme, la vie divine jaillit dans l'humanité […] Par son abaissement, sa passion, sa mort sur la Croix, sa descente aux enfers, le Christ laisse entrer en lui toute la détresse du monde déchu, tout l'enfer de la condition humaine asservie au mensonge et à la haine […] Mais alors la détresse, la séparation, l'enfer et la mort sont anéantis par Celui en qui ils ne peuvent avoir de place ; l'abîme ouvert par la liberté humaine fourvoyée se volatilise comme une dérisoire goutte de haine dans l'abîme d'amour de la divinité […]
L' oeuvre du Christ se présente par conséquent comme une véritable re-création ; car la nouvelle création n'est autre que son Corps glorieux … « Dans le Christ habite corporellement la plénitude de la divinité » (Col. II, 9). Triomphant de l'espace extraposé et séparateur, le corps qui traverse en la laissant intacte la chair de la Vierge est le même qui, après la Résurrection, surgira parmi les disciples toutes portes closes. Mais cette humanité déifiée, paradisiaque, doit laisser s'inscrire en elle toutes les situations de notre déchéance, afin de les transformer en autant de voies vers la plénitude […]
Après l'Ascension, le corps glorifié du Seigneur, ce corps tissé de notre chair et de toute la chair de la terre, se trouve présent au sein même de la Trinité. Après la Pentecôte, ce Corps glorieux qui est déjà le nouveau ciel et la nouvelle terre, vient à nous dans les « mystères de l' Eglise », dans l’Église comme mystère ; le Saint Esprit le manifeste au sein de l'assemblée eucharistique, et, nous intégrant à ce « corps de Dieu », « élève notre communauté dans les cieux » (saint Grégoire Palamas). L’Église-eucharistie est donc la manifestation voilée du Corps glorieux, lui-même baigné dans la lumière du monde à venir. L'univers en Christ est déjà transfiguré. Mais cette transfiguration, par respect pour notre liberté, reste secrète.
L'état du cosmos dépend de l'état de l'humanité, de la relation de chaque homme avec Dieu et avec ses frères. En Christ, homme parfait, et dans la vie mystérique de l’Église par laquelle le Christ ne cesse d'être avec nous jusqu'à la fin du monde, l'univers redevient miracle et louange. Mais dans la mesure où les hommes – et d'abord les chrétiens – restent opaques à « l'éclat du Corps adoré », ils figent l'univers dans une opacité qui n'est que le reflet de la leur. »
Olivier Clément (1921-2009) L' Eglise Orthodoxe (PUF Paris 2002, 7ème édition, 127 pages) Choix de textes extraits des pages 34 à 38 de l'ouvrage.